debuts.sans.fin

Entreprendre et abandonner.

Jeudi 14 juillet 2011 à 23:18

« Elle n’a toujours pas prononcé un mot. Ça fait trois mois, et elle n’a encore pas ouvert la bouche. Vous croyez qu’elle reparlera un jour ? Vous croyez qu’elle se réveillera, qu’elle va continuer à vivre ?
- Ce que je crois madame, c’est que votre fille est en état de choc. Elle se remettra, et pour y arriver il existe différentes thérapies.
- Vous pensez qu’elle doit voir un psy ? Mais si elle ne nous parle pas à nous, pourquoi elle lui parlerait à lui ?
- On se confie plus facilement à un inconnu. Elle reparlera, j’en suis persuadée. J’ai déjà rencontré des cas comme le siens, des jeunes souvent qui ont perdu un être très cher, une amie, un parent, ou comme ici, un grand-parent.
- Je… D’accord. Faites-lui voir un psy. Faites-la reparler.
- Je ferai tout ce que je pourrai, madame. Je vous le promets. »
 
« Bonjour Julie. Installe-toi, je t’en prie. »
Elle s’assit, le regard toujours plongé dans le vide. Comme depuis trois mois.
« Je suis le docteur Vibon, mais tu peux m’appeler Sara. Je vais m’occuper de toi deux fois par semaine à partir de maintenant. Comment te sens-tu aujourd’hui ? »
Le silence se fit lourd. Rien ne changea dans son regard, rien ne bougea, pas même un cil. Cette gamine était partie loin, très loin, et la faire revenir allait être difficile. Mais possible. Il fallait l’espérer.
Et maintenant elles étaient l’une en face de l’autre. L’une regardant l’autre. L’autre regardant le néant.
 
« Comment ça s’est passé ?
- Elle n’a toujours pas parlé.
- Vous voulez dire que vous avez passé une heure à vous regarder dans le blanc des yeux ?
- Elle reparlera madame, à un moment elle finira par en avoir marre, elle comprendra que parler ne peux lui faire que du bien, alors à ce moment là elle reparlera. Mais pour l’instant je ne peux rien faire, je continuerai à la voir deux fois par semaine, on continuera à se regarder dans le blanc des yeux si ça lui fait plaisir, mais il faut continuer. Elle doit reparler. Nous ne vous ferons pas payer les séances tant qu’elle ne parlera pas, donc n’ayez pas d’inquiétude. Elle est entre de bonnes mains. Elle finira par s’en rendre compte.
- D’a… d’accord. Je vais rentrer chez moi, je reviendrai… je ne sais pas quand. A la fin de la semaine peut-être.
- Très bien, s’il se passe quelque chose nous vous contacterons.
- Merci. »
 
« Bonjour Julie. Installe-toi, je t’en prie. Comment te sens-tu aujourd’hui ? »
Cela faisait un mois qu’elles se voyaient, un mois que Sara tentait de la faire parler, mais rien n’avait changé. Ces trois phrases étaient prononcées, puis elles s’asseyaient. Point. Rien d’autre. Aucune parole. Aucun son. Aucun regard. Aucune larme. Rien.
Elle ne savait plus quoi faire avec cette petite. D’habitude au bout d’une dizaine de séances les patients lâchent prise, ils se mettent à parler, à déballer leur sac. Certains se mettent même à évoquer le beau temps, la pluie ou à poser des questions insignifiantes. Mais pas elle. Elle, elle restait là, sans bouger pendant une heure. Perdue.
Son regard ne disait rien. Rien ne transparaissait. Aucune émotion. Son grand-père était mort et aucune larme n’était sortie de ces yeux émeraude. Mais merde, qu’est-ce qu’elle devait faire ?
Julie avait 18 ans. Elle n’avait plus que la peau sur les os. Elle ne mangeait que par nécessité. Parce qu’on la forçait. Elle aurait fait une belle gamine sans toute cette maigreur. Sara aimerait tant l’aider. Elle voyait en elle sa propre image quand elle était jeune. Cette enfant perdue, qui ne sait plus où aller, qui a perdu ses repères, qui ne sait plus comment avancer, comment continuer à vivre.
On frappa à la porte. C’était Artur. « C’est fini docteur. Votre prochain rendez-vous est arrivé.
- Bien, faites-la entrer. Au revoir Julie. A jeudi.
- Vous espérez toujours qu’elle vous répondra n’est-ce pas ?
- Oui, Artur, je l’espère toujours.
- Bonjour docteur Vibon.
- Bonjour madame Gradelle. »
 
                Ainsi s’écoulèrent des semaines, des mois. Pas un mot. Pas un son. On en vint même à penser qu’elle avait perdu la voix, que c’était un problème physique ou neurologique. Julie passa une dizaine de tests, tous plus inutiles les uns que les autres. Tout allait bien. Sauf sur le plan psychologique.
Alors Sara continuait à la voir. Toujours le même refrain, toujours les mêmes paroles, les mêmes gestes, les mêmes minutes qui s’écoulaient lentement, sans aucun bruit, sans aucune vie.
« Bonjour Julie. Installe-toi. Comment ça va aujourd’hui ? »
Ces quelques mots étaient devenus un mécanisme, Sara en perdait parfois le sens, elle les prononçait sans s’en rendre compte, machinalement. Plus aucune réponse n’était espérée. L’espoir avait disparu. Pourtant elle avait presque tout essayé, allant même jusqu’à l’hypnose. Mais rien n’avait fonctionné. Une simple perte de temps. Mais Sara persistait à chercher un moyen de sortir cette gamine de cet état. Il devait bien y avoir une solution. Elle ne pouvait pas continuer de vivre comme ça, elle ne pouvait pas vieillir comme ça. Ce n’était pas une vie. Un simple gâchis.
Sara avait lu son dossier des centaines de fois. Julie était une bonne élève, elle était promise à un bel avenir, elle n’avait pas de problème de santé, elle avait beaucoup d’amis et une grande famille, ce n’était pas juste de laisser tomber tout ça. Il y avait tant à faire avec ce potentiel. La colère se mêlait à la tristesse et au désespoir. Pourquoi prendre cette affaire tant à cœur ? Elle avait vu défiler des centaines de patients avec des passés monstrueux, des histoires plus déprimantes les unes que les autres. Pourquoi celle-ci en particulier ? Voilà que la psy avait besoin d’un psy.
« Bien ».
Sara sursauta légèrement. Le nombre de fois où elle avait cru entendre un mot casser le silence dépassait les trois chiffres. L’avait-elle vraiment prononcé cette fois ou était-ce encore un coup de son imagination ? Elle observa Julie plus attentivement, son regard semblait moins perdu, son visage avait plus de couleurs… alors c’était bien arrivé ? Elle avait vraiment parlé ?
« Bien ? ». Seule sa voix faisait écho. Rien d’autre. Mais son visage était tellement différent…
« Je me sens bien ». Cette fois ce n’était pas son imagination, elle en était persuadée, elle avait vu ses lèvres bouger, elle avait presque vu le mot sortir en toutes lettres. Sara ne savait pas quoi faire, elle ne savait pas quoi dire, elle n’était plus préparée à cette éventualité. C’est elle qui devint muette.
 
                « Tu te sens bien ? Bien, c’est très bien… Je… euh… tu veux discuter un peu ?
- Si vous voulez.
- D’accord. Alors… Pourquoi ?
- Pourquoi quoi ?
- Pourquoi aujourd’hui ?
- Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ?
- Tu ne… tu ne te souviens de rien ?
- Si… Je… Si je me souviens que… Non. Je ne sais pas pourquoi je suis là. Mais je sais qui vous êtes, je sais qui je suis. Mais…
- Bien, ressaisis-toi, ce n’est pas grave, c’est normal. Je vais t’expliquer en douceur. Je m’appelle Sara, mais ça tu le sais apparemment, je suis psychologue, et je m’occupe de toi depuis quatre mois.
- Quatre mois ?! Mais j’ai l’impression que je viens de vous rencontrer.
- Je sais, c’est parce que depuis tout ce temps tu… n’as pas prononcé un mot. Tu étais dans un état proche de la catatonie et on…
- Pourquoi ? Pourquoi j’étais dans cet état là ? J’veux dire… j’ai vu plein de films qui montrent des gens comme ça et ils ont toujours une bonne raison. C’est quoi ma raison à moi ?
- Essaie de te remémorer ce qu’il s’est passé il y a quelques mois. Ton état a été causé par un choc. Un évènement qui t’a beaucoup perturbée. Est-ce que tu te souviens ?
- Je… non. Je ne m’en rappelle pas. Dites-moi. C’est à propos de quoi ?
- Cela serait préférable que tu te remémore par toi-même. Il s’agit d’un membre de ta famille.
- Mes parents ? Je ne pense pas que je serais tombée dans un état pareil à cause de mes parents. Mon frère alors ?
- Non. Essaie de nouveau. » Son regard devint lourd, son visage se crispa sévèrement, ses lèvres se mirent à trembler. Elle se souvenait.
«  C’est mon grand-père n’est-ce pas ?
- Oui… ». Son expression redevint calme. Ses yeux fixaient ceux de Sara.
« Quatre mois ?
- Un peu plus en fait, mais nous nous voyons depuis quatre mois.
- Mais, pendant tout ce temps je n’ai rien dit ?
- Non, pas un mot.
- Pourquoi avoir continué à me voir alors ?
- J’attendais ce jour. J’attendais le moment où tu reviendrais parmi nous.
- Vous avez beaucoup de patience.
- Oui, on peut dire ça.
- Je vais devoir vous revoir quand même maintenant ?
- Oui, tu ne t’en sortiras pas aussi facilement, ma belle, il va falloir qu’on discute du pourquoi.
- Mais je ne sais pas pourquoi.
- C’est bien pour ça qu’on va se revoir. »
 
                « Il parait qu’elle est tombée enceinte, mais franchement j’ai du mal à la croire, elle nous invente tellement de trucs.
- J’avoue qu’elle raconte souvent des conneries, juste pour qu’on parle d’elle, mais là c’est un peu gros, non ?
- Attends, on m’appelle. Allô ? Oui ? Vas-y, raconte. » Ses yeux s’exorbitèrent en une fraction de seconde, son téléphone s’écrasa sur le sol, et elle partit en courant. « Tu vas où Julie ? La prof arrive !
- Je crois qu’elle ne va pas venir en cours ». Manon ramassa le téléphone, elle vit « papa » écrit sur l’écran et le posa sur son oreille. « Allô ?
- Julie ?
- Non, c’est Manon, Julie est… partie en courant. C’est indiscret de vous demander ce qu’il se passe ?
- Son grand-père est mort.
- Oh non, merde. Je vais essayer de la rattraper. Au revoir monsieur.
- Au revoir ». Julie était déjà à l’autre bout du couloir, Manon fonça droit devant en criant son prénom, mais elle ne se retournait pas. Elle arriva devant la porte que le surveillant s’apprêtait à fermer. « Attends !
- Qu’est-ce que vous avez toutes à courir comme ça aujourd’hui ?!
- C’est important, je dois la rattraper.
- OK, vas-y.
- Merci ».

[...]

Jeudi 14 juillet 2011 à 23:20

«  Allô Quentin ?
    - Oui, qui est-ce ?
    - C'est Mathilde, je ne sais pas si tu te souviens de moi, on ...
    - Julie.
    - Oui, Julie... D'ailleurs, c'est à propos d'elle que je t'appelle. Je ne sais pas si j'ai bien fait, tu ... enfin, je pense qu'il faut que tu le saches. Elle, euh... elle est morte avant-hier. Elle a eu un accident, un camion l’a renversée.
Silence.
    - Je suis désolée de t'annoncer ça comme ça, mais je pensais que tu voulais être au courant. Les obsèques sont demain à 15 heures.
Nouveau silence.
    - Quentin ?
    - Oui, euh... Où ça ?
    - Ah, à Epernay, elle vivait toujours à Lille, mais ses parents ont préféré ramener son corps, c'était plus simple pour eux.
    - Oui, je comprends, je viendrai. Je... Je dois y aller, à demain.
    - Oui, bien sûr, à demain. »
 
«  C'était qui, chéri ? »
Je venais de recevoir le coup le plus puissant de ma vie. Morte. Julie était morte.
«  Houhou, il y a quelqu'un ? C'était qui ?
    - Oh, euh, j'ai appris qu'une ancienne amie est morte.
    - Oh, mon pauvre chéri, je suis désolée. Vous aviez gardé contact ?
    - ... Mm ? Non. Non, je ne l'ai pas vu depuis 16 ans. »
Je me levai d'un coup, plus vraiment conscient de ce que je faisais, et entrai dans la chambre.
«  Qu'est-ce que tu fais ?
    - Mes bagages.
    - Et je peux savoir pourquoi ?
    - Dis aux filles que je ne rentrerai pas avant quelques jours.
    - Quelques jours ? Mais enfin, on avait prévu de...
    - Je m'en fous Caroline ! Je ne peux pas rester, je dois y aller. »
Mon sac bouclé, je me précipitai vers l'ordinateur pour réserver un billet de train.
«  C'est Julie hein ?
    - Quoi ? Comment tu peux... Je ne t'ai jamais parlé d'elle.
    - Oh, pas besoin de ça, j'ai eu quelques indices tu sais... Du genre quand tu susurres son prénom quand on fait l'amour, où quand tu le cries en dormant, et même quand je te surprends dans la salle de bain en train de parler d'elle dans le miroir : "Je suis désolée Julie, pardonne-moi... " Mais enfin, je peux savoir qui c'est cette fille ?
    - L'amour de ma... jeunesse.
    - Bien sûr, suis-je bête ! C'est évident ! Mais merde à la fin, je ne sais pas ce que tu lui as fait, mais elle est morte maintenant, il serait temps que tu lui foutes la paix !
    - Tu ne sais pas de quoi tu parles, alors ferme-la !
    - Très bien, tu l'auras voulu. Je ne dirai rien aux filles. Démerde-toi ! »
Et je sortis de l'appartement en claquant la porte, juste pour la forme.
 
Je n'avais pas remis les pieds en Champagne depuis très longtemps. Ce bon vieux lycée n'avait pas changé. Le commencement de tout. De la période la plus heureuse de ma vie. Et de la plus triste aussi. Notre rencontre...
 
« Tu viens mec, on va au casier ? 
    - J’y suis déjà allé, mais allez-y vous, je vous attends là, je ne m’envolerai pas.
    - Ok, fais comme tu veux. Et toi Julie ?
    - Mon sac est là, j’y suis allée en sortant de la cantine.
    - Bon ben c’est tout, allez vous faire voir tous les deux ! Pour une fois que je veux être gentil !
    - Mais tu es tout le temps gentil mon Thibault, il n’y a pas plus parfait que toi ! Tout le monde le sait !
    - C’est pas faux. 
    - Bon alors Thibault, qu’est-ce que tu fous ?
    - Oui, j’arrive ! Je suis tellement demandé !
    - C’est ça ouais. »
Seuls, à la même table. Enfin. Je fais quoi maintenant ? Merde, elle me regarde. Sourire. C’est un bon début. Putain, j’ai l’impression d’avoir 12 ans, c’est quoi ce stress de merde ?
« Salut, moi c’est Julie.
    - Quentin. »
Oh son sourire…
« Je ne savais pas que tu connaissais Thibault.
    - Si, je… C’est grâce à Clément. Lui par contre je ne sais pas trop comment je le connais. Il est venu me parler un jour j’ai jamais compris pourquoi.
    - Ah Clément… Ce gars est un mystère à lui tout seul.
    - Je ne te l’fais pas dire ! »
Encore ce sourire…
 
Dès que je vis le cercueil dans l’église je compris que je ne pourrais pas tenir une minute là dedans. J’allai donc écrire un mot dans le registre, et sortis.
Cela faisait horriblement longtemps que je n’avais pas eu cette putain d’envie de fumer.
 
« Je croyais que vous aviez arrêté.
    - Hein ? Oh salut Mathilde. Oui, on avait arrêté. On s’était fait une promesse. Mais il n’y a plus de on qui tienne maintenant, alors…
    - Je ne pensais pas que tu viendrais. Je veux dire, tu habites loin maintenant et…
    - Je ne pensais pas venir non plus, je suis parti d’un coup. D’ailleurs je ne comprends pas pourquoi je suis là. Ça fait 16 ans…
    - Besoin d’un remontant ?
    - Plus que jamais.
    - Viens chez moi, j’ai des choses à te dire. »
Le cercueil passa les deux portes, au milieu de la place, je ne voyais que lui. Qui m’appelait.
«  Ouais, je te suis. »
 
« She’s a killer queen, gunpowder, gelatine
Dynamite with a lazer bean
Guaranteed to blow your mind
Recommended at the price
Insatiable an appetite!
    - C’est le plus beau déhanché que je n’ai jamais vu devant une table à repasser !
    - Et encore, celui là était pour le voisin d’en face, t’imagines même pas ce que je peux faire rien que pour toi.
    - Mm… c’est assez tentant, mais la voisine d’en face en a un sacré bon aussi.
    - Ah ouais, mais je suis certaine que je te fais des trucs qui la feraient rougir rien que d’y penser.
    - Hep, ne t’approche pas trop, tu as cours dans quinze minutes.
    - Quoi ? Merde ! Tu n’aurais pas pu le dire plus tôt !
    - Non, ton cul est magnifique quand tu cours.»
 
« Assieds-toi. Gin ?
    - Parfait. »
Claquement de verres. J’avais envie de me griser le cerveau, de ne plus savoir ce qu’il se passait autour de moi, de tout oublier. A jamais.
« Je veux tout savoir.
    - C’est bien pour ça que tu es là. D’un côté il n’y a pas grand-chose à dire et de l’autre je ne sais pas par où commencer.
    - Par le début, ça serait plus simple.
    - Si tu y tiens… »
 
« Laisse-moi te lécher de la tête aux pieds. Laisse-moi me consumer entre tes bras. Prends-moi. Dévore-moi. Baise-moi comme une bête sauvage. Fais-moi voyager. Envoie-moi à l’autre bout du monde d’un coup de rein. Fais-moi naviguer avec ton va-et-vient. Fais-moi trembler. Pénètre-moi à ce que j’en oublie mon nom. Aime-moi ».
 
«  La première chose à savoir, et je pense que tu t’en doutes déjà, c’est qu’elle ne s’est jamais vraiment remise de votre rupture. Quand tu es parti, après votre séparation, elle essayait de se convaincre que c’était mieux ainsi, mais au fond tout a basculé en elle. Elle était tellement joyeuse avant, toujours le sourire, le mot pour rire… - elle me tournait le dos, mais j’imaginais bien les larmes perler sur ses joues. Je pense que tu te souviens que vous cherchiez un boulot pour après la fac, ben quand elle s’est retrouvée seule, elle a abandonné les recherches. Elle a en sorte pris une année sabbatique, mais elle sortait à peine de l’appart, elle allait quelques fois à Calais, elle m’a dit qu’elle aimait bien « se balader sur la plage…
    - Sentir le vent, entendre les vagues, avoir le goût du sel sur la langue et voir le sable s’envoler. Ça éveille les sens » … On y allait souvent ensemble.
    - C’est ce que j’ai cru comprendre. L’année suivante elle a recommencé à chercher un boulot et elle en a trouvé un dans un lycée de Lille au bout de trois mois. Après ça elle bossait nuit et jour, elle ne faisait plus que ça. Quand j’allais la voir, elle m’adressait à peine la parole, elle me faisait presque peur tu sais. Elle ne changeait pas beaucoup physiquement même si elle paraissait très fatiguée, mais j’avais sans cesse l’impression qu’elle était ailleurs, elle ne m’écoutait même plus. J’entrais dans l’appart, je m’asseyais et au bout de 20 minutes je partais parce que ça ne servait plus à rien que je vienne, elle ne prenait même plus la peine de m’offrir à boire ou de me demander comment j’allais.
    - C’était pas un accident hein ?
Silence.
    - Non. »

[...]

Jeudi 14 juillet 2011 à 23:21

Une simple histoire d’amour ? Mieux que ça, ne vous inquiétez pas. Ceci n’est pas un récit à l’eau de rose pour ménagères. C’est mon histoire d’amour. Et tout ce qui va avec.
    Je m’appelle Svetlana. Non, je ne suis pas russe, ma mère était juste une folle amoureuse de Tchaïkovski. A force qu’elle le répète, on a bien cru qu’on irait vivre à Moscou un jour, à deux pas du Bolchoï. Mais les évènements ont fait que sa vie ne lui a pas permis de telles folies, et finalement j’en remercie le ciel – ou tout ce que vous voulez – parce que j’aime Paris. J’aime ses ruelles, j’aime ses restaurants, j’aime sa nuit, et j’en viens même à aimer sa pollution. La ville de l’amour. Ou presque.
    J’ai vingt-neuf ans. Un peu trop vielle pour raconter une histoire d’amour ? Je ne pense pas, l’amour n’a pas d’âge comme dirait l’autre. Mais vous avez raison sur une chose : j’ai pris du retard. A vingt-neuf ans la plupart des filles de mon genre est déjà casée avec l’homme parfait qui gagne des tas de pognon et a un ou deux mômes qui courent partout. Mais pas moi. La grande majorité des hommes que j’ai rencontrés vous dira que je suis jolie. Je ne suis pas vraiment d’accord mais il parait qu’on manque d’objectivité pour se juger soi-même. Mon problème ? Je ne m’attache pas. La seule fois où je suis réellement tombée amoureuse devait être en classe de CM1. Boris Hautecoeur. Il était vraiment mignon, et toutes les filles en étaient folles. C’est moi qu’il avait choisie. On se voyait derrière l’école avant de rentrer chez nous, on se faisait des petits bisous et il me lisait les poèmes qu’il trouvait dans les recueils de son père. Il était romantique ce Boris. Mais il a déménagé et je ne l’ai plus jamais revu.
    Et là vous vous dites que la folle histoire d’amour que j’étais sur le point de vous raconter est la suivante : un jour dans Paris, la jolie Svetlana et le romantique Boris tombent nez à nez et c’est parti pour la route du bonheur. Faux. Nous ne sommes pas dans un film pour jeunes filles aux bornes de l’adolescence. Paris est une grande ville et la France un pays immense pour deux petites personnes qui se sont perdues de vue. Les coïncidences et moi n’avons jamais été grandes copines.
Je n’ai jamais revu Boris et je n’ai pas rencontré l’amour en un jour, alors cela va prendre du temps. Patience.
    Comme vous l’avez sans doute deviné, je vis à Paris. Jusqu’à un certain mois de janvier, je vivais dans un petit – très petit- appartement au cinquième étage d’un des innombrables immeubles de la ville. J’ai donc rapidement eu besoin d’air, besoin d’espace. Alors une fois embauchée définitivement, je suis partie à la recherche de l’appartement de mes rêves. Ah oui, au fait, je suis professeure de français en lycée dit « difficile ». J’aime mon boulot, je l’adore. Et ces gamins… je les adore encore plus. Ils sont doués. Il suffit de savoir s’y prendre. Je ne dis pas que les autres professeurs sont des incapables. Je dénonce juste l’étiquette qui a été posée sur le front de ces élèves en fonction de leur lieu de naissance et de la situation de leur famille. Bref, nous ne somme pas là pour débattre sur le système éducatif et sur l’idiotie humaine, juste pour parler d’amour.
    Comme je le disais, je suis partie en quête d’un appartement. Dites, avez-vous déjà cherché un appartement dans Paris ? Oui, comme vous dites : c’est horrible, affreux, énervant, stressant, chiant… un peu tout à la fois. Trop petit. Trop cher. Trop loin. Trop moche. Les toilettes dans le couloir ? C’est une blague ! Mais il faut persévérer, la preuve : je l’ai trouvé l’appartement de rêve. C’est juste un peu… sombre, et plus petit que ce que j’aurais souhaité, et puis c’est légèrement au dessus de mon budget, mais il faut faire des concessions, n’est-ce pas ? Bon ok, je me suis fait avoir. Mais mince, j’en avais plus que marre de toutes ces annonces dans ma boîte au lettre, des e-mails incessants, des coups de téléphones, des visites infructueuses, des sourires bêtas des agents immobiliers et des déceptions toujours plus grandes au fil des journées. Au final j’ai un endroit où vivre qui est bien mieux que ce que j’avais quelques semaines auparavant. Alors faisons éclater cette joie enfouie en nous et partons à la recherche aux voisins pour l’évènement du mois : ma crémaillère !
    J’ai dépensé en deux jours l’équivalent d’un mois et demi de salaire. Dure la vie. Mais j’avais besoin de meubler ces quelques pièces, mes anciens meubles ne m’appartenant pas. J’ai donc couru derrière le buffet de mes rêves, la table en bois et les bancs tant chéris depuis mon adolescence et la naissance de mes goûts en matière de décoration. Enfin j’ai pu admirer le canapé en cuir que j’attendais et l’immense bibliothèque capable de contenir toutes mes lectures depuis tant d’années. En rentrant chez moi le jour de la livraison, j’étais heureuse. Un sourire béat s’est accroché à mes lèvres pendant quelques jours. C’est ce sourire qui m’a d’ailleurs permis de rencontrer Erica, une jeune danseuse étoile de 23 ans. En me croisant dans l’ascenseur avec cette tête joyeuse, elle s’est mise à rire et m’a simplement dit « merci », quand je lui ai demandé pourquoi elle m’a dit cela, elle m’a répondu « Depuis six ans que je vis ici, je n’ai jamais vu quelqu’un avec un air aussi heureux que vous. C’est très communicatif vous savez, je crois que vous avez illuminé ma journée ». Alors nous nous sommes mises à évoquer nos vies respectives. Son parcours jusqu’au conservatoire, mon arrivée dans cet immeuble, son fiancé, nos goûts musicaux… puis elle m’a appris qu’elle devait proposer un enchainement pour dans quelques jours et qu’elle avait choisis un passage du Lac des Cygnes, alors nous nous sommes mises à discuter Tchaïkovski, puis je l’ai invitée le soir même. Nous avons repris notre conversation là où nous l’avions laissée. Nous en somme arrivées à évoquer notre passé, nos parents, notre famille, notre enfance. Parler à une inconnue a quelque chose de rassurant. On peut tout lui dire, elle ne peut pas vous juger, elle ne peut qu’écouter et partager son expérience. Il n’y a rien de plus exaltant qu’une rencontre furtive.
    Bien sûr celle-ci n’en était pas vraiment une, Erica vivait à l’étage du dessus, je la rencontrerai de nouveau, il n’y avait pas de doute, et puis elle n’était plus une inconnue, j’avais appris des tas de choses sur sa vie que même quelques uns de ses proches amis devaient ignorer.
    Par exemple, je sus que ses parents ne voulait pas qu’elle poursuive sa carrière de danseuse, ils avaient prévu bien autre chose pour elle, une petite vie bien tranquille planquée derrière un bureau de banque ou d’assurance. Le financier, il n’y avait que ça de vrai. Mais Erica souhaitait tout sauf ça, alors elle prit ses clics et ses clacs et partit. Seule. Elle était prête à tout affronter, pourvu qu’elle accomplisse son rêve. Elle n’avait que seize ans. Une amie l’hébergea pendant qu’elle enchainait les petits boulots pour pouvoir se payer l’entrée dans une école. Cela dura deux ans. Puis pendant une représentation avec une petite troupe indépendante, elle se fit remarquer par Adrien. Il était élève au conservatoire et y étudiait le violoncelle depuis trois ans. Il était passé en coulisses après la représentation et avait avoué à Erica qu’elle dansait aussi bien, si ce n’était mieux, que certaines des meilleures élèves de cinquième année qu’il connaissait. Elle ne sut pas quoi répondre et quand il lui demanda où elle étudiait, elle se referma de plus belle. Il comprit donc que la représentation qu’elle venait de donner était son gagne pain et qu’elle n’étudiait probablement nulle part. Ils se donnèrent rendez-vous plusieurs fois, Adrien souhaitait à tout prix qu’elle intègre le conservatoire. Un jour il vint accompagné d’un des professeurs de danse de l’établissement qui proposa à Erica de venir passer un test la semaine suivante, sur la musique de son choix. Elle hésita longuement, ne se sentant pas prête, mais bien décidée à ne pas laisser passer sa chance, elle accepta. « Voilà toute l’histoire, et en grande fan de Tchaïkovski, j’ai dansé sur un extrait de Casse-noisette, ils m’ont dit que j’avais l’air passionné, et qu’ils étaient impressionnés par mon niveau au vu du fait que je n’avais pas pris de vrais cours de danse dans une grande école. C’était sans doute le plus beau jour de ma vie.
- Ben et celui où Adrien t’a demandée en mariage ?
-Ah oui, le deuxième alors ! » Nous avons passé la soirée à parler de nos histoires d’amour, chacune plus drôle que la précédente. Nous nous sommes très vite liées d’amitié, cette fille est vraiment formidable, j’admire son courage et sa force, toutes ces qualités dont je ne dispose pas vraiment.
    Au fil des soirées, elle commença à me présenter aux autres habitants de l’immeuble. Les premiers étaient un couple de retraités qui vivait ici depuis plus de vingt ans, Georges et Capucine. Georges était devenu gendarme à 24 ans et n’avait plus quitté son poste jusqu’à trois ans auparavant, lorsqu’il prit la retraite qu’il méritait. Capucine, quant à elle, avait été couturière pour une marque de vêtements prestigieuse. Elle continuait de temps en temps à donner un coup de main aux nouvelles arrivantes, et à raccommoder pour ses amis et ses voisins. Ils avaient l’air d’un couple heureux, à qui la vie avait souri plus d’une fois malgré les évènements qui ne peuvent s’éviter.
    Elle m’avait ensuite présentée à Frédéric, un homme d’une quarantaine d’années fraichement divorcé, qui avait la garde de sa fille de 14 ans un weekend sur deux. Il était plutôt bel homme si on oubliait son embonpoint sûrement dû aux nombreuses soirées devant la télé à se demandé comment il avait fait pour en arriver là. Il semblait très réservé, il osait à peine me regarder dans les yeux et ne prononçait que quelques mots lorsque je lui posais des questions. Je me résignai donc, mais l’invitai quand même à ma petite soirée, et malgré sa réticence, il accepta et j’en étais très heureuse.
    Erica m’aida à tout préparer, après ses cours elle s’était procuré tout ce dont j’avais besoin pour une fête réussie, y compris le champagne et le gâteau au chocolat. Je n’avais pas encore rencontré tout le monde dans l’immeuble, mais j’avais tout de même déposé des invitations dans toutes les boites aux lettres. Mais Erica me prévint que la plupart ne viendrait sûrement pas, par manque de temps ou d’envie « parce que tu ne les as pas encore vus, mais il y a des sacrés cas sociaux ici. Au premier étage il y a un couple. Ils doivent avoir une cinquantaine d’années, ils ont une fille et un garçon, les pauvres gamins… ils n’ont le droit de rien, ils ont un air si triste. Quand je les vois j’ai envie de les secouer et de leur dire qu’il faut qu’ils prennent leur vie en main, qu’ils ne se laissent pas manipuler comme ça. Mais bon, je pense qu’ils s’en rendent compte, ils sont adolescents, mais ils ne sont pas stupides. Leurs parents sont tellement… je ne sais pas trop comment les qualifier, mais pour eux nous ne sommes que de simples figurants, on ne vaut rien, ils nous regardent comme si on n’était des animaux pleins de puces. D’un côté ils me révoltent mais d’un autre ils me font de la peine tu sais. Sinon au troisième il y a deux jeunes. Ils sont frères ou cousins, un truc comme ça, je ne les vois pas souvent. L’un d’eux est du genre rockeur pure souche, il a toujours sa guitare sur le dos et quand il me croise c’est pas un signe de tête qu’il me fait, c’est le tuc là avec les deux doigts en l’air que je n’arrive jamais à faire. L’autre est tout le contraire, toujours bien propre avec une belle petite chemise, les chaussures de ville lacées, les lunettes sur le nez et la raie au milieu. On dirait deux personnages super caricaturés, mais tu jugeras par toi-même. Je ne sais pas ce qu’ils font dans la vie, comme je te l’ai dit, ils ne sont pas souvent là, et je ne pense pas qu’ils pourront venir ce soir. C’est dommage, ils sont plutôt pas mal, différents, très différents, mais pas mal.
- J’espère qu’ils viendront alors, pour toi. Ils doivent être un peu jeunes pour moi, non ?
- Le « rockeur » a dix-neuf ans d’après mes souvenirs, et Mathieu en a vingt-et-un. Un jour j’avais répété tard le soir et j’étais tellement fatiguée que j’en ai oublié le code de la porte, il est arrivé un quart d’heure plus tard et m’a ouvert, du coup on a un peu discuté. Il est gentil, mais j’ai l’impression qu’il est très… craintif. Bon, sinon il y a Ginette au deuxième, mais elle est tellement vieille que je ne pense pas que ce genre de soirée soit son truc, et puis elle est sourde comme un pot, et je ne suis pas sûre qu’elle puisse encore bien lire avec les culs de bouteille qu’elle a comme lunettes. Elle ne sort quasiment jamais, c’est sa fille qui lui fait ses courses et lui prend le courrier, qui lui lit le journal et qui fait un peu le ménage, pour le reste elle sait se débrouiller apparemment. Je pense avoir fait le tour, je ne connais pas le reste des habitants, soit ils ne m’ont jamais adressé la parole, soit ils ont emménagé il n’y a pas très longtemps et on n’a pas encore eu l’occasion de discuter.
- Merci mademoiselle l’inspectrice. J’espère qu’on ne sera pas que trois. C’est dingue, j’ai le trac. J’organise rarement des soirées. En fait, à part les noëls avec ma mère et mon frère, j’ai jamais vraiment organisé quelque chose. Je me sens pathétique.
- Mais non, tu as raison, c’est toujours mieux chez les autres ! Moins de pression, plus de plaisir. Mais dis-toi que tes invités seront chez « l’autre » et qu’ils s’amuseront, quoi qu’il arrive.
- Espérons. »
[...]

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