« Elle n’a toujours pas prononcé un mot. Ça fait trois mois, et elle n’a encore pas ouvert la bouche. Vous croyez qu’elle reparlera un jour ? Vous croyez qu’elle se réveillera, qu’elle va continuer à vivre ?
- Ce que je crois madame, c’est que votre fille est en état de choc. Elle se remettra, et pour y arriver il existe différentes thérapies.
- Vous pensez qu’elle doit voir un psy ? Mais si elle ne nous parle pas à nous, pourquoi elle lui parlerait à lui ?
- On se confie plus facilement à un inconnu. Elle reparlera, j’en suis persuadée. J’ai déjà rencontré des cas comme le siens, des jeunes souvent qui ont perdu un être très cher, une amie, un parent, ou comme ici, un grand-parent.
- Je… D’accord. Faites-lui voir un psy. Faites-la reparler.
- Je ferai tout ce que je pourrai, madame. Je vous le promets. »
« Bonjour Julie. Installe-toi, je t’en prie. »
Elle s’assit, le regard toujours plongé dans le vide. Comme depuis trois mois.
« Je suis le docteur Vibon, mais tu peux m’appeler Sara. Je vais m’occuper de toi deux fois par semaine à partir de maintenant. Comment te sens-tu aujourd’hui ? »
Le silence se fit lourd. Rien ne changea dans son regard, rien ne bougea, pas même un cil. Cette gamine était partie loin, très loin, et la faire revenir allait être difficile. Mais possible. Il fallait l’espérer.
Et maintenant elles étaient l’une en face de l’autre. L’une regardant l’autre. L’autre regardant le néant.
« Comment ça s’est passé ?
- Elle n’a toujours pas parlé.
- Vous voulez dire que vous avez passé une heure à vous regarder dans le blanc des yeux ?
- Elle reparlera madame, à un moment elle finira par en avoir marre, elle comprendra que parler ne peux lui faire que du bien, alors à ce moment là elle reparlera. Mais pour l’instant je ne peux rien faire, je continuerai à la voir deux fois par semaine, on continuera à se regarder dans le blanc des yeux si ça lui fait plaisir, mais il faut continuer. Elle doit reparler. Nous ne vous ferons pas payer les séances tant qu’elle ne parlera pas, donc n’ayez pas d’inquiétude. Elle est entre de bonnes mains. Elle finira par s’en rendre compte.
- D’a… d’accord. Je vais rentrer chez moi, je reviendrai… je ne sais pas quand. A la fin de la semaine peut-être.
- Très bien, s’il se passe quelque chose nous vous contacterons.
- Merci. »
« Bonjour Julie. Installe-toi, je t’en prie. Comment te sens-tu aujourd’hui ? »
Cela faisait un mois qu’elles se voyaient, un mois que Sara tentait de la faire parler, mais rien n’avait changé. Ces trois phrases étaient prononcées, puis elles s’asseyaient. Point. Rien d’autre. Aucune parole. Aucun son. Aucun regard. Aucune larme. Rien.
Elle ne savait plus quoi faire avec cette petite. D’habitude au bout d’une dizaine de séances les patients lâchent prise, ils se mettent à parler, à déballer leur sac. Certains se mettent même à évoquer le beau temps, la pluie ou à poser des questions insignifiantes. Mais pas elle. Elle, elle restait là, sans bouger pendant une heure. Perdue.
Son regard ne disait rien. Rien ne transparaissait. Aucune émotion. Son grand-père était mort et aucune larme n’était sortie de ces yeux émeraude. Mais merde, qu’est-ce qu’elle devait faire ?
Julie avait 18 ans. Elle n’avait plus que la peau sur les os. Elle ne mangeait que par nécessité. Parce qu’on la forçait. Elle aurait fait une belle gamine sans toute cette maigreur. Sara aimerait tant l’aider. Elle voyait en elle sa propre image quand elle était jeune. Cette enfant perdue, qui ne sait plus où aller, qui a perdu ses repères, qui ne sait plus comment avancer, comment continuer à vivre.
On frappa à la porte. C’était Artur. « C’est fini docteur. Votre prochain rendez-vous est arrivé.
- Bien, faites-la entrer. Au revoir Julie. A jeudi.
- Vous espérez toujours qu’elle vous répondra n’est-ce pas ?
- Oui, Artur, je l’espère toujours.
- Bonjour docteur Vibon.
- Bonjour madame Gradelle. »
Ainsi s’écoulèrent des semaines, des mois. Pas un mot. Pas un son. On en vint même à penser qu’elle avait perdu la voix, que c’était un problème physique ou neurologique. Julie passa une dizaine de tests, tous plus inutiles les uns que les autres. Tout allait bien. Sauf sur le plan psychologique.
Alors Sara continuait à la voir. Toujours le même refrain, toujours les mêmes paroles, les mêmes gestes, les mêmes minutes qui s’écoulaient lentement, sans aucun bruit, sans aucune vie.
« Bonjour Julie. Installe-toi. Comment ça va aujourd’hui ? »
Ces quelques mots étaient devenus un mécanisme, Sara en perdait parfois le sens, elle les prononçait sans s’en rendre compte, machinalement. Plus aucune réponse n’était espérée. L’espoir avait disparu. Pourtant elle avait presque tout essayé, allant même jusqu’à l’hypnose. Mais rien n’avait fonctionné. Une simple perte de temps. Mais Sara persistait à chercher un moyen de sortir cette gamine de cet état. Il devait bien y avoir une solution. Elle ne pouvait pas continuer de vivre comme ça, elle ne pouvait pas vieillir comme ça. Ce n’était pas une vie. Un simple gâchis.
Sara avait lu son dossier des centaines de fois. Julie était une bonne élève, elle était promise à un bel avenir, elle n’avait pas de problème de santé, elle avait beaucoup d’amis et une grande famille, ce n’était pas juste de laisser tomber tout ça. Il y avait tant à faire avec ce potentiel. La colère se mêlait à la tristesse et au désespoir. Pourquoi prendre cette affaire tant à cœur ? Elle avait vu défiler des centaines de patients avec des passés monstrueux, des histoires plus déprimantes les unes que les autres. Pourquoi celle-ci en particulier ? Voilà que la psy avait besoin d’un psy.
« Bien ».
Sara sursauta légèrement. Le nombre de fois où elle avait cru entendre un mot casser le silence dépassait les trois chiffres. L’avait-elle vraiment prononcé cette fois ou était-ce encore un coup de son imagination ? Elle observa Julie plus attentivement, son regard semblait moins perdu, son visage avait plus de couleurs… alors c’était bien arrivé ? Elle avait vraiment parlé ?
« Bien ? ». Seule sa voix faisait écho. Rien d’autre. Mais son visage était tellement différent…
« Je me sens bien ». Cette fois ce n’était pas son imagination, elle en était persuadée, elle avait vu ses lèvres bouger, elle avait presque vu le mot sortir en toutes lettres. Sara ne savait pas quoi faire, elle ne savait pas quoi dire, elle n’était plus préparée à cette éventualité. C’est elle qui devint muette.
« Tu te sens bien ? Bien, c’est très bien… Je… euh… tu veux discuter un peu ?
- Si vous voulez.
- D’accord. Alors… Pourquoi ?
- Pourquoi quoi ?
- Pourquoi aujourd’hui ?
- Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ?
- Tu ne… tu ne te souviens de rien ?
- Si… Je… Si je me souviens que… Non. Je ne sais pas pourquoi je suis là. Mais je sais qui vous êtes, je sais qui je suis. Mais…
- Bien, ressaisis-toi, ce n’est pas grave, c’est normal. Je vais t’expliquer en douceur. Je m’appelle Sara, mais ça tu le sais apparemment, je suis psychologue, et je m’occupe de toi depuis quatre mois.
- Quatre mois ?! Mais j’ai l’impression que je viens de vous rencontrer.
- Je sais, c’est parce que depuis tout ce temps tu… n’as pas prononcé un mot. Tu étais dans un état proche de la catatonie et on…
- Pourquoi ? Pourquoi j’étais dans cet état là ? J’veux dire… j’ai vu plein de films qui montrent des gens comme ça et ils ont toujours une bonne raison. C’est quoi ma raison à moi ?
- Essaie de te remémorer ce qu’il s’est passé il y a quelques mois. Ton état a été causé par un choc. Un évènement qui t’a beaucoup perturbée. Est-ce que tu te souviens ?
- Je… non. Je ne m’en rappelle pas. Dites-moi. C’est à propos de quoi ?
- Cela serait préférable que tu te remémore par toi-même. Il s’agit d’un membre de ta famille.
- Mes parents ? Je ne pense pas que je serais tombée dans un état pareil à cause de mes parents. Mon frère alors ?
- Non. Essaie de nouveau. » Son regard devint lourd, son visage se crispa sévèrement, ses lèvres se mirent à trembler. Elle se souvenait.
« C’est mon grand-père n’est-ce pas ?
- Oui… ». Son expression redevint calme. Ses yeux fixaient ceux de Sara.
« Quatre mois ?
- Un peu plus en fait, mais nous nous voyons depuis quatre mois.
- Mais, pendant tout ce temps je n’ai rien dit ?
- Non, pas un mot.
- Pourquoi avoir continué à me voir alors ?
- J’attendais ce jour. J’attendais le moment où tu reviendrais parmi nous.
- Vous avez beaucoup de patience.
- Oui, on peut dire ça.
- Je vais devoir vous revoir quand même maintenant ?
- Oui, tu ne t’en sortiras pas aussi facilement, ma belle, il va falloir qu’on discute du pourquoi.
- Mais je ne sais pas pourquoi.
- C’est bien pour ça qu’on va se revoir. »
« Il parait qu’elle est tombée enceinte, mais franchement j’ai du mal à la croire, elle nous invente tellement de trucs.
- J’avoue qu’elle raconte souvent des conneries, juste pour qu’on parle d’elle, mais là c’est un peu gros, non ?
- Attends, on m’appelle. Allô ? Oui ? Vas-y, raconte. » Ses yeux s’exorbitèrent en une fraction de seconde, son téléphone s’écrasa sur le sol, et elle partit en courant. « Tu vas où Julie ? La prof arrive !
- Je crois qu’elle ne va pas venir en cours ». Manon ramassa le téléphone, elle vit « papa » écrit sur l’écran et le posa sur son oreille. « Allô ?
- Julie ?
- Non, c’est Manon, Julie est… partie en courant. C’est indiscret de vous demander ce qu’il se passe ?
- Son grand-père est mort.
- Oh non, merde. Je vais essayer de la rattraper. Au revoir monsieur.
- Au revoir ». Julie était déjà à l’autre bout du couloir, Manon fonça droit devant en criant son prénom, mais elle ne se retournait pas. Elle arriva devant la porte que le surveillant s’apprêtait à fermer. « Attends !
- Qu’est-ce que vous avez toutes à courir comme ça aujourd’hui ?!
- C’est important, je dois la rattraper.
- OK, vas-y.
- Merci ».
[...]