Une simple histoire d’amour ? Mieux que ça, ne vous inquiétez pas. Ceci n’est pas un récit à l’eau de rose pour ménagères. C’est mon histoire d’amour. Et tout ce qui va avec.
Je m’appelle Svetlana. Non, je ne suis pas russe, ma mère était juste une folle amoureuse de Tchaïkovski. A force qu’elle le répète, on a bien cru qu’on irait vivre à Moscou un jour, à deux pas du Bolchoï. Mais les évènements ont fait que sa vie ne lui a pas permis de telles folies, et finalement j’en remercie le ciel – ou tout ce que vous voulez – parce que j’aime Paris. J’aime ses ruelles, j’aime ses restaurants, j’aime sa nuit, et j’en viens même à aimer sa pollution. La ville de l’amour. Ou presque.
J’ai vingt-neuf ans. Un peu trop vielle pour raconter une histoire d’amour ? Je ne pense pas, l’amour n’a pas d’âge comme dirait l’autre. Mais vous avez raison sur une chose : j’ai pris du retard. A vingt-neuf ans la plupart des filles de mon genre est déjà casée avec l’homme parfait qui gagne des tas de pognon et a un ou deux mômes qui courent partout. Mais pas moi. La grande majorité des hommes que j’ai rencontrés vous dira que je suis jolie. Je ne suis pas vraiment d’accord mais il parait qu’on manque d’objectivité pour se juger soi-même. Mon problème ? Je ne m’attache pas. La seule fois où je suis réellement tombée amoureuse devait être en classe de CM1. Boris Hautecoeur. Il était vraiment mignon, et toutes les filles en étaient folles. C’est moi qu’il avait choisie. On se voyait derrière l’école avant de rentrer chez nous, on se faisait des petits bisous et il me lisait les poèmes qu’il trouvait dans les recueils de son père. Il était romantique ce Boris. Mais il a déménagé et je ne l’ai plus jamais revu.
Et là vous vous dites que la folle histoire d’amour que j’étais sur le point de vous raconter est la suivante : un jour dans Paris, la jolie Svetlana et le romantique Boris tombent nez à nez et c’est parti pour la route du bonheur. Faux. Nous ne sommes pas dans un film pour jeunes filles aux bornes de l’adolescence. Paris est une grande ville et la France un pays immense pour deux petites personnes qui se sont perdues de vue. Les coïncidences et moi n’avons jamais été grandes copines.
Je n’ai jamais revu Boris et je n’ai pas rencontré l’amour en un jour, alors cela va prendre du temps. Patience.
Comme vous l’avez sans doute deviné, je vis à Paris. Jusqu’à un certain mois de janvier, je vivais dans un petit – très petit- appartement au cinquième étage d’un des innombrables immeubles de la ville. J’ai donc rapidement eu besoin d’air, besoin d’espace. Alors une fois embauchée définitivement, je suis partie à la recherche de l’appartement de mes rêves. Ah oui, au fait, je suis professeure de français en lycée dit « difficile ». J’aime mon boulot, je l’adore. Et ces gamins… je les adore encore plus. Ils sont doués. Il suffit de savoir s’y prendre. Je ne dis pas que les autres professeurs sont des incapables. Je dénonce juste l’étiquette qui a été posée sur le front de ces élèves en fonction de leur lieu de naissance et de la situation de leur famille. Bref, nous ne somme pas là pour débattre sur le système éducatif et sur l’idiotie humaine, juste pour parler d’amour.
Comme je le disais, je suis partie en quête d’un appartement. Dites, avez-vous déjà cherché un appartement dans Paris ? Oui, comme vous dites : c’est horrible, affreux, énervant, stressant, chiant… un peu tout à la fois. Trop petit. Trop cher. Trop loin. Trop moche. Les toilettes dans le couloir ? C’est une blague ! Mais il faut persévérer, la preuve : je l’ai trouvé l’appartement de rêve. C’est juste un peu… sombre, et plus petit que ce que j’aurais souhaité, et puis c’est légèrement au dessus de mon budget, mais il faut faire des concessions, n’est-ce pas ? Bon ok, je me suis fait avoir. Mais mince, j’en avais plus que marre de toutes ces annonces dans ma boîte au lettre, des e-mails incessants, des coups de téléphones, des visites infructueuses, des sourires bêtas des agents immobiliers et des déceptions toujours plus grandes au fil des journées. Au final j’ai un endroit où vivre qui est bien mieux que ce que j’avais quelques semaines auparavant. Alors faisons éclater cette joie enfouie en nous et partons à la recherche aux voisins pour l’évènement du mois : ma crémaillère !
J’ai dépensé en deux jours l’équivalent d’un mois et demi de salaire. Dure la vie. Mais j’avais besoin de meubler ces quelques pièces, mes anciens meubles ne m’appartenant pas. J’ai donc couru derrière le buffet de mes rêves, la table en bois et les bancs tant chéris depuis mon adolescence et la naissance de mes goûts en matière de décoration. Enfin j’ai pu admirer le canapé en cuir que j’attendais et l’immense bibliothèque capable de contenir toutes mes lectures depuis tant d’années. En rentrant chez moi le jour de la livraison, j’étais heureuse. Un sourire béat s’est accroché à mes lèvres pendant quelques jours. C’est ce sourire qui m’a d’ailleurs permis de rencontrer Erica, une jeune danseuse étoile de 23 ans. En me croisant dans l’ascenseur avec cette tête joyeuse, elle s’est mise à rire et m’a simplement dit « merci », quand je lui ai demandé pourquoi elle m’a dit cela, elle m’a répondu « Depuis six ans que je vis ici, je n’ai jamais vu quelqu’un avec un air aussi heureux que vous. C’est très communicatif vous savez, je crois que vous avez illuminé ma journée ». Alors nous nous sommes mises à évoquer nos vies respectives. Son parcours jusqu’au conservatoire, mon arrivée dans cet immeuble, son fiancé, nos goûts musicaux… puis elle m’a appris qu’elle devait proposer un enchainement pour dans quelques jours et qu’elle avait choisis un passage du Lac des Cygnes, alors nous nous sommes mises à discuter Tchaïkovski, puis je l’ai invitée le soir même. Nous avons repris notre conversation là où nous l’avions laissée. Nous en somme arrivées à évoquer notre passé, nos parents, notre famille, notre enfance. Parler à une inconnue a quelque chose de rassurant. On peut tout lui dire, elle ne peut pas vous juger, elle ne peut qu’écouter et partager son expérience. Il n’y a rien de plus exaltant qu’une rencontre furtive.
Bien sûr celle-ci n’en était pas vraiment une, Erica vivait à l’étage du dessus, je la rencontrerai de nouveau, il n’y avait pas de doute, et puis elle n’était plus une inconnue, j’avais appris des tas de choses sur sa vie que même quelques uns de ses proches amis devaient ignorer.
Par exemple, je sus que ses parents ne voulait pas qu’elle poursuive sa carrière de danseuse, ils avaient prévu bien autre chose pour elle, une petite vie bien tranquille planquée derrière un bureau de banque ou d’assurance. Le financier, il n’y avait que ça de vrai. Mais Erica souhaitait tout sauf ça, alors elle prit ses clics et ses clacs et partit. Seule. Elle était prête à tout affronter, pourvu qu’elle accomplisse son rêve. Elle n’avait que seize ans. Une amie l’hébergea pendant qu’elle enchainait les petits boulots pour pouvoir se payer l’entrée dans une école. Cela dura deux ans. Puis pendant une représentation avec une petite troupe indépendante, elle se fit remarquer par Adrien. Il était élève au conservatoire et y étudiait le violoncelle depuis trois ans. Il était passé en coulisses après la représentation et avait avoué à Erica qu’elle dansait aussi bien, si ce n’était mieux, que certaines des meilleures élèves de cinquième année qu’il connaissait. Elle ne sut pas quoi répondre et quand il lui demanda où elle étudiait, elle se referma de plus belle. Il comprit donc que la représentation qu’elle venait de donner était son gagne pain et qu’elle n’étudiait probablement nulle part. Ils se donnèrent rendez-vous plusieurs fois, Adrien souhaitait à tout prix qu’elle intègre le conservatoire. Un jour il vint accompagné d’un des professeurs de danse de l’établissement qui proposa à Erica de venir passer un test la semaine suivante, sur la musique de son choix. Elle hésita longuement, ne se sentant pas prête, mais bien décidée à ne pas laisser passer sa chance, elle accepta. « Voilà toute l’histoire, et en grande fan de Tchaïkovski, j’ai dansé sur un extrait de Casse-noisette, ils m’ont dit que j’avais l’air passionné, et qu’ils étaient impressionnés par mon niveau au vu du fait que je n’avais pas pris de vrais cours de danse dans une grande école. C’était sans doute le plus beau jour de ma vie.
- Ben et celui où Adrien t’a demandée en mariage ?
-Ah oui, le deuxième alors ! » Nous avons passé la soirée à parler de nos histoires d’amour, chacune plus drôle que la précédente. Nous nous sommes très vite liées d’amitié, cette fille est vraiment formidable, j’admire son courage et sa force, toutes ces qualités dont je ne dispose pas vraiment.
Au fil des soirées, elle commença à me présenter aux autres habitants de l’immeuble. Les premiers étaient un couple de retraités qui vivait ici depuis plus de vingt ans, Georges et Capucine. Georges était devenu gendarme à 24 ans et n’avait plus quitté son poste jusqu’à trois ans auparavant, lorsqu’il prit la retraite qu’il méritait. Capucine, quant à elle, avait été couturière pour une marque de vêtements prestigieuse. Elle continuait de temps en temps à donner un coup de main aux nouvelles arrivantes, et à raccommoder pour ses amis et ses voisins. Ils avaient l’air d’un couple heureux, à qui la vie avait souri plus d’une fois malgré les évènements qui ne peuvent s’éviter.
Elle m’avait ensuite présentée à Frédéric, un homme d’une quarantaine d’années fraichement divorcé, qui avait la garde de sa fille de 14 ans un weekend sur deux. Il était plutôt bel homme si on oubliait son embonpoint sûrement dû aux nombreuses soirées devant la télé à se demandé comment il avait fait pour en arriver là. Il semblait très réservé, il osait à peine me regarder dans les yeux et ne prononçait que quelques mots lorsque je lui posais des questions. Je me résignai donc, mais l’invitai quand même à ma petite soirée, et malgré sa réticence, il accepta et j’en étais très heureuse.
Erica m’aida à tout préparer, après ses cours elle s’était procuré tout ce dont j’avais besoin pour une fête réussie, y compris le champagne et le gâteau au chocolat. Je n’avais pas encore rencontré tout le monde dans l’immeuble, mais j’avais tout de même déposé des invitations dans toutes les boites aux lettres. Mais Erica me prévint que la plupart ne viendrait sûrement pas, par manque de temps ou d’envie « parce que tu ne les as pas encore vus, mais il y a des sacrés cas sociaux ici. Au premier étage il y a un couple. Ils doivent avoir une cinquantaine d’années, ils ont une fille et un garçon, les pauvres gamins… ils n’ont le droit de rien, ils ont un air si triste. Quand je les vois j’ai envie de les secouer et de leur dire qu’il faut qu’ils prennent leur vie en main, qu’ils ne se laissent pas manipuler comme ça. Mais bon, je pense qu’ils s’en rendent compte, ils sont adolescents, mais ils ne sont pas stupides. Leurs parents sont tellement… je ne sais pas trop comment les qualifier, mais pour eux nous ne sommes que de simples figurants, on ne vaut rien, ils nous regardent comme si on n’était des animaux pleins de puces. D’un côté ils me révoltent mais d’un autre ils me font de la peine tu sais. Sinon au troisième il y a deux jeunes. Ils sont frères ou cousins, un truc comme ça, je ne les vois pas souvent. L’un d’eux est du genre rockeur pure souche, il a toujours sa guitare sur le dos et quand il me croise c’est pas un signe de tête qu’il me fait, c’est le tuc là avec les deux doigts en l’air que je n’arrive jamais à faire. L’autre est tout le contraire, toujours bien propre avec une belle petite chemise, les chaussures de ville lacées, les lunettes sur le nez et la raie au milieu. On dirait deux personnages super caricaturés, mais tu jugeras par toi-même. Je ne sais pas ce qu’ils font dans la vie, comme je te l’ai dit, ils ne sont pas souvent là, et je ne pense pas qu’ils pourront venir ce soir. C’est dommage, ils sont plutôt pas mal, différents, très différents, mais pas mal.
- J’espère qu’ils viendront alors, pour toi. Ils doivent être un peu jeunes pour moi, non ?
- Le « rockeur » a dix-neuf ans d’après mes souvenirs, et Mathieu en a vingt-et-un. Un jour j’avais répété tard le soir et j’étais tellement fatiguée que j’en ai oublié le code de la porte, il est arrivé un quart d’heure plus tard et m’a ouvert, du coup on a un peu discuté. Il est gentil, mais j’ai l’impression qu’il est très… craintif. Bon, sinon il y a Ginette au deuxième, mais elle est tellement vieille que je ne pense pas que ce genre de soirée soit son truc, et puis elle est sourde comme un pot, et je ne suis pas sûre qu’elle puisse encore bien lire avec les culs de bouteille qu’elle a comme lunettes. Elle ne sort quasiment jamais, c’est sa fille qui lui fait ses courses et lui prend le courrier, qui lui lit le journal et qui fait un peu le ménage, pour le reste elle sait se débrouiller apparemment. Je pense avoir fait le tour, je ne connais pas le reste des habitants, soit ils ne m’ont jamais adressé la parole, soit ils ont emménagé il n’y a pas très longtemps et on n’a pas encore eu l’occasion de discuter.
- Merci mademoiselle l’inspectrice. J’espère qu’on ne sera pas que trois. C’est dingue, j’ai le trac. J’organise rarement des soirées. En fait, à part les noëls avec ma mère et mon frère, j’ai jamais vraiment organisé quelque chose. Je me sens pathétique.
- Mais non, tu as raison, c’est toujours mieux chez les autres ! Moins de pression, plus de plaisir. Mais dis-toi que tes invités seront chez « l’autre » et qu’ils s’amuseront, quoi qu’il arrive.
- Espérons. »
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